La légende du Juif Errant, prototype idéologique de l'immigré porteur de maladie

De toutes les légendes populaires, celle du Juif Errant est sans nul doute une des plus universellement répandues. La mystérieuse figure du Marcheur Éternel a toujours séduit les imaginaires : les romanciers, les poètes, les érudits ou les peintres ont étudié, commenté et reproduit sous différentes formes ses traits immuables. C’est Grégoire de Tours[1] qui, le premier nous fait connaître la légende. Mais c’est à Mathieu Pâris[2], bénédictin anglais qui vivait au temps de Henri III qu’on doit le premier récit détaillé : Cartophilus (ou Cartaphilus) portier du prétoire de Ponce Pilate, frappa Jésus Christ d’un coup de poing au moment où celui-ci franchissait le seuil de la porte et lui dit : “Marche ! Jésus, vas donc plus vite. Pourquoi t’arrêtes-tu ? » Jésus se retournant lui répondit : “Je vais. Mais toi, tu attendras ma seconde venue : tu marcheras sans cesse ». Et Cartophilus se mit en route pour ne plus jamais s’arrêter.

Ne morra pas voirement
Jusqu’au jour del jugement[3].

Plus près de nous, le Juif Errant a séduit encore bien des romanciers. Goethe, Béranger, et surtout Eugène Sue[4] qui présente en 1844-45, la version qui nous intéresse : Précédé par le choléra, le juif légendaire passe son chemin contaminant ses pas du mal dont il porte le fardeau. Il va, chargé de maléfice et de mort. Eugène Sue montre l’Éternel Maudit, sur les “hauteurs » de Montmartre, conjurer Dieu de le délivrer du fléau invisible qu’il sème sur ses traces, la peste, dont l’épidémie de choléra de 1834 a fait revivre la hantise. Le juif est contaminé par le Mal, et il répand l’épidémie sur son passage.

Cette légende semble avoir eu un écho notable à la fin du XIXème siècle. Champfleury rapporte en 1869 : “Entre toutes les légendes qui se sont ancrées dans l’esprit du peuple, celle du Juif Errant est certainement la plus tenace » [5], surtout dans la culture des classes moyennes et d’une certaine élite. Élite scientifique notamment, qui va très vite tenter de tirer le mythe hors de son assise fantasmagorique.

  • L’apport théorique du professeur Charcot : l’élaboration d’une pathologie de la migration.

Une étape essentielle est franchie à la suite d’événements historiques précis. La virulence des pogroms russes de 1881, amène sur la route de l’exil un nombre impressionnant de juifs est-européens vers la France. Ce qui suscite des réactions de panique de la part de la presse nationale qui titre de façon alarmiste : “l’invasion juive de Paris ». Cet arrivage désordonné propulse dans les centres villes bon nombre de juifs sans abris, vivant dans la promiscuité ou le vagabondage. On commence dés lors à associer cet état d’errance à la vieille légende du Juif Errant, au point de considérer que c’est dans la nature du juif que d’errer sans cesse.
On doit au professeur Charcot et notamment à ses célèbres “leçons du mardi », la première conception théorique de la pathologie du Juif Errant. Le médecin imagine que les juifs souffrent d’un stress spécifique hérité au cours des siècles, résultant probablement des exclusions successives dont ils furent l’objet. D’autres après lui, identifient une pathologie liée au déracinement du voyage : En 1893, le docteur Henry Meige, l’élève de Charcot, entreprend de poursuivre l’étude médicale. Il tente d’asseoir la passerelle entre le mythe et le terrain médical : “Presque toutes les légendes tirent leur origine d’observations populaires portant sur des faits matériels »; c’est cette observation qui lui fait penser que le Juif Errant pourrait bien n’être qu’une “sorte de prototype des israélites névropathes pérégrinant de par le monde »[6]. Ayant eu l’occasion d’observer des juifs neurasthéniques ou vagabonds, il consacre à leurs cas sa thèse de doctorat et il aboutit à la conclusion suivante : “Le Juif Errant existe donc aujourd’hui; il existe sous la forme qu’il avait prise aux siècles passés… Carthaphilus, Ahasvérus, Isaac Laquedem relèvent de la pathologie nerveuse au même titre que les maladies dont nous venons de retracer l’histoire »[7].

  • L’instrumentalisation du Juif errant par les milieux antisémites et nationalistes.

C’est donc au professeur Charcot que l’on doit l’idée que le juif est atteint d’un trouble mentale lié à sa migration. Cet apport théorique est important car il permettra à terme de se détacher du juif, en transposant ce trouble psycologique à tout migrant. En somme, ne pas avoir d’assise nationale peut entrainer des pathologies et pour être bien portant, il est conseillé d’être nationaliste et patriote. La récupération idéologique n’est pas loin… 
À la “névrose juive » liée à l’errance dont Charcot parle, répond cette “implacable maladie juive » liée au cosmopolitisme d’un Édouard Drumont. 
Les campagnes antisémites du début du siècle sont particulièrement flagrantes. Provenant presque systématiquement des milieux ultra-nationalistes, ces dernières proposent toujours le même schéma de pensée : En 1910, le quotidien antisémite La Liberté accuse la communauté juive immigrée de Paris d’être à l’origine de la propagation d’une épidémie de conjonctivite et de constituer un véritable « fléau social » (ce qui n’est pas historiquement fondé). Une deuxième campagne sur le même thème est initiée en 1920 par quelques sénateurs anciens anti-dreyfusards accusant cette fois-ci les juifs immigrants d’apporter « toutes sortes de maladies, notamment la lèpre, et surtout le mal n° 9 [la peste] “[8].
Louis Dausset, l’un des sénateurs de cette affaire, après avoir évoqué les dangers épidémiques que représentent les immigrés juifs à Paris, avance que ces derniers sont également “porteurs du poison révolutionnaire »[9]. Propos qu’on retrouve en novembre de la même année, dans Le Petit Bleu : “Ces indésirables [les juifs migrants] n’essaiment pas que des microbes mais répandent dans le bas peuple avec lequel ils prennent contact, les doctrines du bolchévisme défaitiste »[10]. Gaudin de Vilaine, un autre sénateur, fait une synthèse économique de ce que sont les juifs immigrés en 1920 à Paris : des “microbes anarchiques »[11].

  • De la psychopathologie à l’hygiène 
des migrants.

Avec le temps, le facteur antisémite du discours va doucement s’effacer pour laisser la place à d’autres bouc-émissaires. Le propos va pouvoir ainsi muter en préservant sa structure interne. Si ne pas avoir de patrie peut être une maladie, il n’y a pas de raison que seuls les juifs soient atteints (même s’ils en sont une expression topique). Tout immigré a, par conséquent, une propention naturelle à ce type de pathologie, à cette maladie de la nation.
Cet a-priori du migrant porteur de maladie vient pervertir les discours sur l’immigration sans qu’on puisse toujours savoir clairement ce qui du fantasme ou de la réalité médicale l’emporte. 
Quand la Fédération des Académies de médecines fait adopter le 8 et 9 novembre 1996 à Bruxelles, une motion enjoignant les membres de l’Union Européenne à se méfier “des risques que présente l’immigration, en particulier l’immigration clandestine en propageant certaines maladies … dont la fréquence devient menaçantes“, doit-on y lire un danger réel? Lorsque le 13 avril 1997 l’Hérald Tribune titre: “Europe faces disease invasion from East“, doit-on véritablement s’inquiéter ?
Cette légende populaire plus que millénaire a trouvé son chemin jusqu’à nous. Comme tout mythe idéologisé, le Juif Errant fait mouche dans les esprits, en réactivant des schémas ancestraux où le juif – métonymie de l’autre – devient l’agent de diffusion d’un mal anti-national qu’on ne peut circonscrire. Jean-Marie Le Pen en est un véhicule révélateur. En utilisant le néologisme « Sidaïque » – contraction de sida et judaïque – il n’est qu’une courroie de transmission de cette vieille légende du Juif Errant porteurs d’épidémies.
Tristan Mendès France.
Revue Passages 
9-4-98

[1] Grégoie de Tours, Epistola ad Sulpilium Bituriensem, trad. de l’abbé Marolles, II, 712, p. 148. 
[2] Matthoei Pâris, Historia Major, in fol. édit. Will Wats., p. 352, Londini, 1640. 
[3] Chronique rimée de Ph. Mouskes, ed. Reiffemberg, p. 491. 
[4] Eugène Sue, Le Juif Errant, Laffont, Paris, 1990. 
[5] In Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, p. 368. 
[6] Henry Meige, Etude sur certains névrophates voyageurs. Le Juif Errant à la Salpêtrière, Paris, 1893, p. 8-9. 
[7] Ibid, p.61. 
[8] Journal Officiel du 2 décembre 1920 [p. 1537 et s.]. 
[9] Ibid. 
[10] Le Petit Bleu, 3 novembre 1920. 
[11] Journal Officiel du 2 décembre 1920 [p. 1537 et s.].

Les conseils en « Shoah business » de Roger Garaudy.

Les conseils en « Shoah business » de Roger Garaudy.

Date de Création: 01 Mar, 1998, 12:52 PM

Roger Garaudy – Profession :  » Shoah businessman « .La condamnation vient de tomber ; Roger Garaudy a été condamné le vendredi 27 février, devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, à verser 120 000 francs d’amende pour la  » contestation de crimes contre l’humanité  » présente dans son ouvrage négationniste les Mythes fondateurs de la politique israélienne, où il dénonce notamment l’instrumentalisation par l’État hébreux du  » mythe  » des 6 millions de juifs massacrés en vue de réparations substantielles, et à terme, d’une domination sur le monde…

Durant le procès, Roger Garaudy justifie cette analyse par ce commentaire: «  Je ne fais pas commerce des os de mes grands-parents, moi ! « . Et il a tout à fait raison. Constatation pragmatique s’il en est : Ça n’est pas un créneau très porteur, du moins sur le terrain pécuniaire. Il en va tout différemment quand on fait du « Shoah business « . La formule est de lui. Et s’il a accusé les parties civiles de s’adonner à ce genre de commerce, c’est en fait lui qui en est le principal architecte, et en l’occurrence, le seul et unique bénéficiaire.

Car le parcours de Garaudy, expert en  » Shoah business « , est à bien des égards exemplaire : Il commence par dénoncer le mythe, instrumentalisé par Israël, des 6 millions de juifs exterminés dans un ouvrage négationniste en s’assurant le soutien de l’abbé Pierre – l’homme le plus populaire de France -. Quand d’autre part il parachève sa conversion à l’islam entamé à grand bruit quelques années plutôt (L’islam étant de ce point de vue assez pratique ; il permet de jouer sur l’ambiguïté du terme sémite, et par conséquent, de se soustraire à tout soupçon d’anti-sémitisme). En professionnel de la communication, il entreprend un lobbying feutré mais non moins actif (de l’extrême droite à l’extrême gauche en passant par les milieux islamistes). Un peu de patience, et les protestations, les indignations se font entendre. Le procès pour  » contestation de crimes contre l’humanité  » pointe son nez. Roger Garaudy n’a plus qu’a se faire représenter par un avocat tant sulfureux que médiatique, Me Vergès pour ne pas le citer, et la résonance de l’affaire est garantie.

 » Raaja  » Garaudy est alors fin prêt pour des voyages somptuaires parsemés de colloques, de conférences ou d’interviews au Qatar, aux Émirats Arabes Unis, en Égypte ou en Jordanie. Il profite de soutiens d’amitié en Iran, au Chili ou même en Inde. Des campagnes de presses (notamment celles du quotidien arabe Al Kaleej) lui rapportent quelques 100 000 $ à quoi il faut ajouter un don de 50 000 $ généreusement alloué par la femme du président émirati. Les ventes de l’ouvrage révisionniste – à l’origine de cette manne -, dynamisées par la 30e Foire internationale du livre du Caire lui assure un pécule confortable. Bientot, Garaudy devient un philosophe de dimension internationale paré de prestigieuses distinctions. Incidemment, Garaudy se fait ériger un site Internet – sorte de produit dérivé – afin d’entretenir la flamme du  » Shoah business « .

Le jugement rendu, c’est le moment de faire le bilan de l’entreprise Garaudy : 100 000 $ + 50 000 $ = 150 000 $ ( soit 900 000 francs). Amende suite à la condamnation : 120 000 francs. Au total une plus value de 780 000 francs, soit 6,5 fois le prix de l’amende. Sans compter que l’obtention de cette plus value précède le rendu de la peine, qui de toute façon est repoussé à de meilleurs jours par l’appel de la décision de justice. Une prise de risque pour ainsi dire quasi-nulle qui ferait pâlir les meilleurs investisseurs financiers. Voici donc, devant nos yeux ébaillis, l’avènement d’un nouvel Eldorado morbide, un  » Shoah business  » dans les regles de l’art, impeccablement géré, rentable, dividendes médiatiques en sus.

Mais comment fait-il ? se demandera-t-on. Quel est son secret ? Y a-t-il une méthode Garaudy ? Laissons à notre expert le soin de résumer son entreprise lucrative dans une formule économique simple et explicite :  » J’ai défié la loi, j’en récolte les fruits « . Une stratégie commerciale sans état d’âme. À méditer…

Tristan Mendès France
Michael Prazan
1er mars 1998.

"Notre gestapo de l'Algérie française "

« Notre gestapo de l’Algérie française « 
Date de Création: 20 Oct, 1997, 12:50 PM

À l’heure où l’on juge Maurice Papon pour ses crimes contre l’humanité durant la seconde guerre mondiale, à l’heure où l’on espère voir se lever le drap de l’oubli sur ce que furent les responsabilités de notre nation (et pas seulement de l’État français) durant les heures sombres, à l’heure où l’Église de France fait son timide mea culpa pour ses positions entre 39 et 45, il est nécessaire en ce 36 ème anniversaire du massacre des algériens du 17 octobre 61 de questionner notre pays sur un autre de ses trous noirs historiques qu’était la Guerre d’Algérie. On se rappelle peut-être de la célèbre affaire Audin, ce professeur de mathématiques à l’université d’Alger qui, accusé d’affinité avec le FLN, fut arrêté et torturé par les autorités françaises. Cette affaire mit en lumière la responsabilité directe de trois ministres du gouvernement Guy Mollet en 56-57. Dénoncées par le FLN et par des intellectuels français comme un système répressif dignes des méthodes nazis, ces pratiques furent niées par le gouvernement Mollet. Elles furent pourtant reconnues dès cette époque, par des acteurs et des témoins de la barbarie, et finalement justifiées par le général Massu en personne en 1971 comme « un moindre mal ».
Y a-t-il eu une gestapo française durant la guerre d’Algérie ? Le 13 janvier 1955 dans un article titré « Votre gestapo d’Algérie », Claude Bourdet, appuyé en cela par François Mauriac, s’en prend violemment aux tortures pratiquées ça et là par les autorités françaises instituées. Depuis le début des agitations fellaghas, de nombreux témoignages concordant rapportent certaines pratiques telles que le supplice de la baignoire, le gonflage à l’eau par l’anus, le courant électrique sur les muqueuses, les aisselles ou la colonne vertébrale…
Ce triste anniversaire d’octobre 61, où sous la responsabilité de Maurice Papon des centaines d’algériens furent noyés dans la Seine, sera peut-être l’occasion de se rappeler que l’histoire de France n’est pas un monument que l’on doit vénérer, mais un parcours qu’il faut questionner – n’en déplaise à Philippe Séguin -. La France de Vichy n’est pas si loin de la France de la guerre d’Algérie : Maurice Papon symbolise bien cette continuité puisque du statut de secrétaire général de la préfecture de Gironde de 42 à 44, à celui de préfet de police de Paris pendant la guerre d’Algérie, il n’y a qu’un pas franchi allègrement jusqu’au poste de ministre sous Giscard d’Estaing – un long fleuve tranquille, somme toute -. Espérons que la question écrite posée à monsieur Jospin par la député Véronique Carrion-Bastok, il y a quelques jours à peine, sur la reconnaissance de la responsabilité de l’État français durant la crise d’octobre, sera le moment privilégié d’une prise de conscience plus large qui lèvera un jour peut-être le flou véritablement politique qui règne encore sur l’ampleur des exactions des autorités françaises durant toute la guerre d’Algérie.

Tristan Mendès France
et Michael Prazan
Marianne 20/26 octobre 97

Le négationnisme japonais s'affiche dans les publications populaires.

Le Monde 9/97
Yoshinori Kobayashi est un manga-ka, autrement dit, un dessinateur de bandes dessinées japonaises. Son style graphique ne le distingue pas vraiment de ses confrères; les yeux de ses personnages sont aussi grands qu’ailleurs, et les postures, les simagrées, les expressions emphatiques parsemées d’onomatopées humoristiques y font loi, à l’instar des plus célèbres mangas comme Candy ou de Dragon Ball Z. En cela, Kobayashi ne fait que se plier aux figures imposées du mode d’expression qu’il s’est choisi. Pourtant, dans cette gigantesque production du Manga, adaptée aux différentes composantes socioculturelles de la société japonaise (les mangas s’adressent aussi bien aux cadres supérieurs qu’aux lycéennes en uniforme marin), Kobayashi fait figure d’exception. Ses mangas ne sont qu’un alibi, un prétexte lui permettant de délivrer un message politique. Deux fois par mois, dans la revue Sapio, revue d’actualité proche des milieux réactionnaires – mais qui n’en est pas moins populaire, particulièrement auprès de la jeunesse – , Kobayashi remplit plusieurs pages de ses cases dessinées. La célébrité de Kobayashi, amorcée depuis une quinzaine d’année, a connu une véritable renaissance, il y a environ quatre ans, lorsqu’il fut l’un des premiers à discréditer les pouvoirs publics dans une affaire de sang contaminé, puis en révélant les complicités de la secte Aum Shinrikyo. Le procès d’Asahara Shoko, l’inquiétant gourou criminogène de la secte, à l’origine de l’attentat au sarin dans le métro de Tokyo en 1995, est aujourd’hui en cours de jugement. Kobayashi est avant tout un chroniqueur politique, un satiriste qui ne mâche pas ses mots ni ne dissimule ses accointances idéologiques. Voilà deux ans qu’il s’est lancé dans un nouveau combat, en joignant les rangs du jiyushugi shikan, le  » libéralisme historique « , un mouvement de type révisionniste mené par Nobukatsu Fujiyoka, professeur d’histoire à Todai, la plus prestigieuse université du pays. Ce mouvement profite par ailleurs de nombreux appuis au sein du PLD (parti libéral démocrate – au pouvoir presque sans discontinuer depuis l’après-guerre) puisque un frange du parti lui garantit un soutien discret. Rappelons au passage que le gouvernement japonais a dissimulé pendant cinquante ans des preuves attestant des exactions et des massacres commis par l’armée impériale, encouragé souvent en cela par les Etats-Unis. Ce même gouvernement qui a si longtemps masqué l’ampleur des massacres et la responsabilité du Japon en refusant les termes de  » guerre d’agression  » dans les livres scolaires et en oblitérant ou minimisant les pages les plus noires de son histoire contemporaine.
Approchant la quarantaine, Yoshinori Kobayashi est identifiable au premier coup d’oeil. Avec son visage juvénile, ses cheveux plaqués et ses lunettes rondes, Kobayashi (qui autrefois reçut le titre de  » l’homme le mieux habillé du Japon) est familier du grand public grâce à la figurine de ses dessins. Le manga-ka a en effet trouvé le moyen de s’exprimer à la première personne en créant un personnage à son image, un double dessiné qui le suit depuis des années et construit la biographie de ses prises de positions successives. Narrateur partisan et familier, ce personnage qu’il introduit dans chaque page de ses bandes dessinées lui tient lieu de porte-parole. Dans ces mangas les plus récents, il propose sans langue de bois sa version des événements du passé tout en discréditant ses adversaires, animés selon lui d’un  » masochisme  » destructeur et antinational. Les bulles de ses dessins sont le cadre de discours fleuves et enflammés qui, insidieusement, séduisent une nouvelle génération de Japonais éduqués dans un flou historique, et sur qui le manga révisionniste produit l’effet d’un exutoire. Dans Le Manifeste du nouvel  » orgueillisme  » (Shin gomanisumu sengein), Kobayashi écrit:  » dans le désordre de la guerre, l’armée impériale a fait construire des maisons pour protéger les femmes de la violence qui régnait quand le Japon est entré en Chine.  » Et si ces femmes chinoises ou coréennes ont fini par sombrer dans la prostitution, Kobayashi soutient que le Japon n’a rien à y voir:  » Ce ne sont pas les japonais qui ont rassemblé les femmes de réconfort forcées, mais les collaborateurs chinois. Ce sont eux qui en ont fait commerce pour leur propre compte. « . Le personnage Kobayashi, petite figurine en noir et blanc, dans des postures convulsives et hyperboliques, tour à tour moraliste, accusateur ou perplexe, mais toujours en proie à une hystérie graphique et dramatisée par le genre, déjoue, au fil de ce manga (d’abord publié en feuilleton dans Sapio puis édité en version intégrale le 20 mai 1997), les pièges et les contradictions de  » l’histoire officielle « . Se voulant représentatif de la génération des enfants du Baby-boom, Yoshinori Kobayashi retrace dans son Manifeste du nouvel  » orgueillisme  » la trajectoire exemplaire de ses réflexions sur la question des femmes de réconfort et des événements qui l’entoure. Il y raconte qu’après une longue période d’indifférence sur ces lointaines questions concernant  » la guerre d’occupation « , il s’est mis à douter des discours en vogue qui tendent à noircir à dessein les responsabilités du Japon dans cette affaire. Finalement, ayant pesé le pour et le contre des arguments de chacun, il se serait laissé convaincre par des personnalités plus éminentes que lui en la matière.
Mais ne nous y trompons pas, la rhétorique révisionniste de Kobayashi utilise les mêmes détours que ceux énoncés par Roger Garaudy au cours de son récent procès. Se défendant de toute forme de racisme, Kobayashi affirme que son jugement repose sur des faits objectifs et des doutes légitimes, quand ses détracteurs n’ont à lui opposer que des sentiments au mieux généreux, au pire pervertis par des médias qui s’efforcent de propager une haine du Japon. Passant sous silence les quelques 3000 victimes de l’Unité 731 ou les charniers de Nankin, il distille le doute sur la question très précise des  » femmes de réconfort  » (euphémisme jusqu’alors admis par le ministère de l’éducation), et la conclusion de son manga passe nécessairement par son ralliement à  » l’association pour la révision des livres scolaires  » de ses amis Nishio Kanji et Nobukatsu Fujiyoka. Ce ralliement aura pour conséquences sa collaboration à un récent livre révisionniste qui compte plusieurs signatures prestigieuses, mais aussi son éviction de SPA, un autre magazine dans lequel il publiait ses dessins. En novembre dernier, le lobby de Kobayashi réussissait à faire supprimer du grand mémorial de Nagasaki 176 témoignages photos des massacres de Nankin, sous prétexte qu’ils provenaient de films de propagande américaine. Le sac de Nankin
Un an après le pacte anti-comintern signé entre Tôkyô et Berlin, le Japon envahit en 1937 la Chine du Nord. Pékin capitule très vite devant l’armée japonaise, mais le gouvernement chinois, qui siège alors à Nankin, décide de résister. Il envoie l’armée barrer la route aux japonais, mais cela n’empêche pas Shanghaï de tomber à son tour. Arrivée à Nankin, l’armée impériale japonaise se livre à un véritable massacre. Les 200 000 chinois qui se trouvent encore dans la ville (beaucoup ont fui avant l’arrivée des japonais) sont tous exécutés dans d’atroces conditions. Les femmes sont sauvagement violées, des hommes et des enfants sont enterrés vivants ou suppliciés selon des directives précises. La ville est mise à sac puis brûlée de fond en comble. Le Prince Asakasa, premier responsable de ce carnage, ne sera jamais inquiété après la guerre.

L’Affaire des femmes de réconfort
En 1990, le gouvernement niait toujours l’existence de ces jeunes femmes, chinoises ou coréennes, que l’armée Japonaise avait enrôlées pendant la colonisation de la seconde guerre mondiale pour servir de défouloir sexuel à ses soldats. Mais à partir de 1993, les documents incriminant clairement les responsabilités de l’armée furent produits par ce même Ministère de la Santé et des Affaires Sociales qui les niait trois ans plus tôt, ou furent révélés par la presse. Non seulement la mention  » femme de réconfort  » est écrite en toutes lettres sur ces documents d’époque (attestant de fait leur existence), mais on y découvre également la systématisation de la méthode employée à l’époque. Les dernières enquêtes estiment le nombre de ces  » femmes de réconforts  » (dont on admet aujourd’hui qu’elles étaient forcées à la devenir et très souvent brutalisées) dans une fourchette de 150 000 à 200 000 personnes.

L’ Unité 731.
Entre 1936 et 1945, dans un centre de Mandchourie proche de Harbin, un groupe de scientifiques japonais pratiqua des expérimentations biologiques à des fins militaires. L’unité 731, sous la direction du général Shiro Ishii, assassinat plus de 3000 personnes (la plupart étant des civils chinois) afin de doter l’Archipel d’armes bactériologiques. L’unité 731 recruta plusieurs centaines de médecins issus des plus prestigieuses universités qui se livrèrent à toutes sortes d’expérimentations morbides : On inocula ainsi à des cobayes humains – des  » maruta  » chinois, mandchous ou russes blancs – la typhoïde, la dysenterie, la tuberculose et d’autres virus. Entre 1940 et 1942, l’unité 731 mit en pratique ses recherches dans la région de Nankin en propageant des épidémies par les puits et les sources. Après la guerre, les américains offrirent au général Ishii l’impunité historique en échange de ses travaux scientifiques. Ishii poursuivit sa carrière dans la haute administration. Aujourd’hui, de nombreux procès s’ouvrent à Tôkyô. Les familles des victimes chinoises, profitant de la relative entante entre le Japon et la Chine, attaquent l’Etat japonais en lui réclamant des excuses officielles et des dédommagements financiers.

Tristan Mendès France
Michaël Prazan

Les offensives du révisionnisme nippon

Les offensives du révisionnisme nippon
Date de Création: 19 Sep, 1997, 12:49 PM

L’extrême droite japonaise, malgré sa faiblesse électorale, fait beaucoup parler d’elle depuis quelques mois. Elle est à l’origine de certaines tensions qui se sont immiscées dans les relations diplomatiques entre la Chine et le Japon depuis le mois d’août, et concentre désormais son offensive autour d’une nouvelle conception de l’histoire: le Jiyushugi shikan, qu’on pourrait traduire par  » libéralisme historique « . Nobukatsu Fujiyoka, professeur à l’université de Tokyo est l’initiateur de ce révisionnisme nippon qui, accompagné d’un collectif de professeurs d’universités et d’une centaine de députés du PLD (le Parti Libéral Démocrate), use de son prestige afin de remettre en cause la responsabilité du Japon dans les crimes perpétrés par l’armée impériale au cours de la guerre de colonisation. Ishigara, auteur reconnu dans son pays, a récemment publié un livre en collaboration avec Yoshinori Kobayashi. Ce dernier, personnage atypique et inquiétant est un manga-ka (un dessinateur de BD japonaise) qui, par ses talents de satiriste et grâce à la tribune qui lui est offerte deux fois par mois dans la revue Sapio, une revue très populaire auprès de la jeunesse, prétend par exemple que ce qu’on appelle dans les manuels d’histoire les  » femmes de réconfort forcées « , ces jeunes femmes coréennes enrôlées de force dans les bordels de l’armée impériale, étaient soit venues de leur plein gré, soit amenées par des collaborateurs chinois un peu zélés. En bref, le Japon ne serait pour rien dans cette triste histoire qui laisse encore de profondes traces dans les mémoires, et particulièrement en Corée où le Japon n’a jamais présenté d’excuses officielles ou indemnisé les victimes. Mais, nous explique Kobayashi, le Japon n’a aucune raison de faire des excuses à ses voisins puisqu’il n’est pas responsable des crimes qu’on lui reproche encore. Habile et complexe, Yoshinori Kobayashi aime brouiller les cartes. Et s’il ne réfute pas complètement le terme de nationaliste, il se prétend non-raciste et antimilitariste. Le manga, nul ne peut aujourd’hui l’ignorer, est un art populaire qui brasse au Japon une clientèle très large, et les arguments de Kobayashi (étayés dans un manga intitulé  » une nouvelle déclaration d’orgueil « ) pourraient bien trouver quelque écho auprès d’une jeunesse fébrile qui ne veut à aucun prix être tenue pour responsable des crimes perpétrés par ses aînées, crimes restés tabous et frappés par la loi du silence. De son côté, à l’instar de Nobukatsu Fujiyoka, Kobayashi – accompagné d’un autre professeur d’université, Kanji Nishiyama, et d’un cortège d’intellectuels nationalistes – fait partie d’une association qui comptait 1700 adhérants en mars dernier et qui se comporte en véritable lobby dont l’objectif déclaré est le remaniement des manuels scolaires d’histoires traitant de cette période. Pourtant, à lire ces mêmes manuels où les expériences bactériologiques de l’unité 731 sont à peine évoquées, où les crimes contre l’humanité perpétrés en Mandchourie ou en Corée sont paraphrasés par d’obscurs euphémismes, on est loin des polémiques qui, en France, progressent néanmoins vers une plus grande lumière à l’égard des responsabilités du régime de Vichy.

Le 29 août 1997 la cour suprême du Japon a reconnu, pour la première fois, l’illégalité de la censure gouvernementale sur un manuel scolaire relatant les crimes de guerre de l’armée japonaise, entre les années 1937 et 1945. Et c’est le ministère de l’Éducation qui a été condamné par les juges de la cour suprême. L’affaire avait été amenée devant les tribunaux par le professeur d’histoire Saburo Ienaga qui s’oppose aux tentatives révisionnistes de Fujioka ou Kobayashi et à la complaisance dont le PLD, au pouvoir actuellement, fait preuve à leur égard. Cette sanction exemplaire vient à point nommé puisque le premier ministre Ryutaro Hashimoto se rend début septembre en Chine au cours d’une visite officielle. La Chine, qui célèbre cette année le 25e anniversaire de la normalisation des relations diplomatiques entre les deux pays asiatiques.

Tristan Mendès France
Michael Prazan

Libération 19/9/97