Le Monde 9/97
Yoshinori Kobayashi est un manga-ka, autrement dit, un dessinateur de bandes dessinées japonaises. Son style graphique ne le distingue pas vraiment de ses confrères; les yeux de ses personnages sont aussi grands qu’ailleurs, et les postures, les simagrées, les expressions emphatiques parsemées d’onomatopées humoristiques y font loi, à l’instar des plus célèbres mangas comme Candy ou de Dragon Ball Z. En cela, Kobayashi ne fait que se plier aux figures imposées du mode d’expression qu’il s’est choisi. Pourtant, dans cette gigantesque production du Manga, adaptée aux différentes composantes socioculturelles de la société japonaise (les mangas s’adressent aussi bien aux cadres supérieurs qu’aux lycéennes en uniforme marin), Kobayashi fait figure d’exception. Ses mangas ne sont qu’un alibi, un prétexte lui permettant de délivrer un message politique. Deux fois par mois, dans la revue Sapio, revue d’actualité proche des milieux réactionnaires – mais qui n’en est pas moins populaire, particulièrement auprès de la jeunesse – , Kobayashi remplit plusieurs pages de ses cases dessinées. La célébrité de Kobayashi, amorcée depuis une quinzaine d’année, a connu une véritable renaissance, il y a environ quatre ans, lorsqu’il fut l’un des premiers à discréditer les pouvoirs publics dans une affaire de sang contaminé, puis en révélant les complicités de la secte Aum Shinrikyo. Le procès d’Asahara Shoko, l’inquiétant gourou criminogène de la secte, à l’origine de l’attentat au sarin dans le métro de Tokyo en 1995, est aujourd’hui en cours de jugement. Kobayashi est avant tout un chroniqueur politique, un satiriste qui ne mâche pas ses mots ni ne dissimule ses accointances idéologiques. Voilà deux ans qu’il s’est lancé dans un nouveau combat, en joignant les rangs du jiyushugi shikan, le » libéralisme historique « , un mouvement de type révisionniste mené par Nobukatsu Fujiyoka, professeur d’histoire à Todai, la plus prestigieuse université du pays. Ce mouvement profite par ailleurs de nombreux appuis au sein du PLD (parti libéral démocrate – au pouvoir presque sans discontinuer depuis l’après-guerre) puisque un frange du parti lui garantit un soutien discret. Rappelons au passage que le gouvernement japonais a dissimulé pendant cinquante ans des preuves attestant des exactions et des massacres commis par l’armée impériale, encouragé souvent en cela par les Etats-Unis. Ce même gouvernement qui a si longtemps masqué l’ampleur des massacres et la responsabilité du Japon en refusant les termes de » guerre d’agression » dans les livres scolaires et en oblitérant ou minimisant les pages les plus noires de son histoire contemporaine.
Approchant la quarantaine, Yoshinori Kobayashi est identifiable au premier coup d’oeil. Avec son visage juvénile, ses cheveux plaqués et ses lunettes rondes, Kobayashi (qui autrefois reçut le titre de » l’homme le mieux habillé du Japon) est familier du grand public grâce à la figurine de ses dessins. Le manga-ka a en effet trouvé le moyen de s’exprimer à la première personne en créant un personnage à son image, un double dessiné qui le suit depuis des années et construit la biographie de ses prises de positions successives. Narrateur partisan et familier, ce personnage qu’il introduit dans chaque page de ses bandes dessinées lui tient lieu de porte-parole. Dans ces mangas les plus récents, il propose sans langue de bois sa version des événements du passé tout en discréditant ses adversaires, animés selon lui d’un » masochisme » destructeur et antinational. Les bulles de ses dessins sont le cadre de discours fleuves et enflammés qui, insidieusement, séduisent une nouvelle génération de Japonais éduqués dans un flou historique, et sur qui le manga révisionniste produit l’effet d’un exutoire. Dans Le Manifeste du nouvel » orgueillisme » (Shin gomanisumu sengein), Kobayashi écrit: » dans le désordre de la guerre, l’armée impériale a fait construire des maisons pour protéger les femmes de la violence qui régnait quand le Japon est entré en Chine. » Et si ces femmes chinoises ou coréennes ont fini par sombrer dans la prostitution, Kobayashi soutient que le Japon n’a rien à y voir: » Ce ne sont pas les japonais qui ont rassemblé les femmes de réconfort forcées, mais les collaborateurs chinois. Ce sont eux qui en ont fait commerce pour leur propre compte. « . Le personnage Kobayashi, petite figurine en noir et blanc, dans des postures convulsives et hyperboliques, tour à tour moraliste, accusateur ou perplexe, mais toujours en proie à une hystérie graphique et dramatisée par le genre, déjoue, au fil de ce manga (d’abord publié en feuilleton dans Sapio puis édité en version intégrale le 20 mai 1997), les pièges et les contradictions de » l’histoire officielle « . Se voulant représentatif de la génération des enfants du Baby-boom, Yoshinori Kobayashi retrace dans son Manifeste du nouvel » orgueillisme » la trajectoire exemplaire de ses réflexions sur la question des femmes de réconfort et des événements qui l’entoure. Il y raconte qu’après une longue période d’indifférence sur ces lointaines questions concernant » la guerre d’occupation « , il s’est mis à douter des discours en vogue qui tendent à noircir à dessein les responsabilités du Japon dans cette affaire. Finalement, ayant pesé le pour et le contre des arguments de chacun, il se serait laissé convaincre par des personnalités plus éminentes que lui en la matière.
Mais ne nous y trompons pas, la rhétorique révisionniste de Kobayashi utilise les mêmes détours que ceux énoncés par Roger Garaudy au cours de son récent procès. Se défendant de toute forme de racisme, Kobayashi affirme que son jugement repose sur des faits objectifs et des doutes légitimes, quand ses détracteurs n’ont à lui opposer que des sentiments au mieux généreux, au pire pervertis par des médias qui s’efforcent de propager une haine du Japon. Passant sous silence les quelques 3000 victimes de l’Unité 731 ou les charniers de Nankin, il distille le doute sur la question très précise des » femmes de réconfort » (euphémisme jusqu’alors admis par le ministère de l’éducation), et la conclusion de son manga passe nécessairement par son ralliement à » l’association pour la révision des livres scolaires » de ses amis Nishio Kanji et Nobukatsu Fujiyoka. Ce ralliement aura pour conséquences sa collaboration à un récent livre révisionniste qui compte plusieurs signatures prestigieuses, mais aussi son éviction de SPA, un autre magazine dans lequel il publiait ses dessins. En novembre dernier, le lobby de Kobayashi réussissait à faire supprimer du grand mémorial de Nagasaki 176 témoignages photos des massacres de Nankin, sous prétexte qu’ils provenaient de films de propagande américaine. Le sac de Nankin
Un an après le pacte anti-comintern signé entre Tôkyô et Berlin, le Japon envahit en 1937 la Chine du Nord. Pékin capitule très vite devant l’armée japonaise, mais le gouvernement chinois, qui siège alors à Nankin, décide de résister. Il envoie l’armée barrer la route aux japonais, mais cela n’empêche pas Shanghaï de tomber à son tour. Arrivée à Nankin, l’armée impériale japonaise se livre à un véritable massacre. Les 200 000 chinois qui se trouvent encore dans la ville (beaucoup ont fui avant l’arrivée des japonais) sont tous exécutés dans d’atroces conditions. Les femmes sont sauvagement violées, des hommes et des enfants sont enterrés vivants ou suppliciés selon des directives précises. La ville est mise à sac puis brûlée de fond en comble. Le Prince Asakasa, premier responsable de ce carnage, ne sera jamais inquiété après la guerre.
L’Affaire des femmes de réconfort
En 1990, le gouvernement niait toujours l’existence de ces jeunes femmes, chinoises ou coréennes, que l’armée Japonaise avait enrôlées pendant la colonisation de la seconde guerre mondiale pour servir de défouloir sexuel à ses soldats. Mais à partir de 1993, les documents incriminant clairement les responsabilités de l’armée furent produits par ce même Ministère de la Santé et des Affaires Sociales qui les niait trois ans plus tôt, ou furent révélés par la presse. Non seulement la mention » femme de réconfort » est écrite en toutes lettres sur ces documents d’époque (attestant de fait leur existence), mais on y découvre également la systématisation de la méthode employée à l’époque. Les dernières enquêtes estiment le nombre de ces » femmes de réconforts » (dont on admet aujourd’hui qu’elles étaient forcées à la devenir et très souvent brutalisées) dans une fourchette de 150 000 à 200 000 personnes.
L’ Unité 731.
Entre 1936 et 1945, dans un centre de Mandchourie proche de Harbin, un groupe de scientifiques japonais pratiqua des expérimentations biologiques à des fins militaires. L’unité 731, sous la direction du général Shiro Ishii, assassinat plus de 3000 personnes (la plupart étant des civils chinois) afin de doter l’Archipel d’armes bactériologiques. L’unité 731 recruta plusieurs centaines de médecins issus des plus prestigieuses universités qui se livrèrent à toutes sortes d’expérimentations morbides : On inocula ainsi à des cobayes humains – des » maruta » chinois, mandchous ou russes blancs – la typhoïde, la dysenterie, la tuberculose et d’autres virus. Entre 1940 et 1942, l’unité 731 mit en pratique ses recherches dans la région de Nankin en propageant des épidémies par les puits et les sources. Après la guerre, les américains offrirent au général Ishii l’impunité historique en échange de ses travaux scientifiques. Ishii poursuivit sa carrière dans la haute administration. Aujourd’hui, de nombreux procès s’ouvrent à Tôkyô. Les familles des victimes chinoises, profitant de la relative entante entre le Japon et la Chine, attaquent l’Etat japonais en lui réclamant des excuses officielles et des dédommagements financiers.
Tristan Mendès France
Michaël Prazan