Pour une réhabilitation de la « pensée unique »

Pour une réhabilitation de la « pensée unique »
Date de Création: 10 Aug, 1998, 01:00 PM

Cela fait maintenant quelques années que le terme de  » pensée unique  » est sur toutes les lèvres, sans qu’on sache trop précisément de quoi il s’agit. Car aussi absurde que cela puisse paraître, la critique systématique de la  » pensée unique  » voyage allègrement d’un extrême à l’autre, sur les bancs de l’Assemblée nationale ou au bistrot, et il semble bien entendu que, si cette critique et l’utilisation de termes dépréciatifs qui l’accompagne est, semble-t-il, la chose la mieux partagée en France, elle ne peut en aucun cas recouvrir les mêmes réalités. Car comment imaginer que la  » pensée unique  » puisse définir la même chose quand elle est instrumentalisée par un dirigeant de l’UDF qui n’a de foi qu’en le libéralisme; au travers de la rhétorique du FN ou dans la presse de gauche bien pensante ? D’abord, il y a ceux qui – et cela de manière absolument transpartite – s’élèvent contre l’Europe de Maastricht et le pouvoir de la Banque Centrale. Pour ceux-là, du FN au PC,  » pensée unique  » est bien souvent synonyme de  » monnaie unique « . Dans d’autres milieux, elle peut également revêtir les traits d’un néo-poujadisme qui s’insurge contre le pouvoir des élites, et apparaît alors accompagnée du terme  » technocrate  » ou de la sempiternelle stigmatisation de l’ENA, des médias, de la bourse, et du pouvoir politique dans son ensemble. Cette chanson-là, on la connaît bien. La  » pensée unique  » devient ici synonyme  » d’establishment  » et affleure généralement en période de crise. En radicalisant ce discours,  » la pensée unique  » peut laisser entendre qu’il existe en France une espèce de conspiration, de complot occulte qui, de la droite à la gauche parlementaire, et par le truchement des médias, tire les ficelles du monde des élites en imposant son idéologie, une politique unique qui résiste aux alternances électorales. En d’autre temps, cette pensée unique-là s’est appelée tour à tour  » franc maçonnerie « ,  » banques juives « , et en poussant un peu,  » cosmopolitisme  » ou  » mondialisme « . On peut également y voir l’ombre de puissances étrangères (les Etats-Unis, Israël, ou l’Union Européenne) qui dictent leur loi en sous-main. Cette dernière version n’étant qu’une variante de la première, toujours fondée sur une aliénation identitaire aux dérives paranoïaques. Car, ancrée bien souvent à l’extrême droite, cette critique repose sur des laïus inconciliables. Elle s’attaque à une culture prétendument gauchisante, à la fois ressentie comme permissive et autoritaire. Permissive sur le plan social (et en particulier sur l’immigration) mais autoritaire quand il s’agit des lois Pléven et Gayssot; lois qui nous interdisent de proférer des propos racistes ou antisémites. Il s’agit en fait d’une critique voilée de la démocratie et du socle même sur lequel elle s’est érigée, de ce séculaire refus des Droits de l’homme comme fondements de notre morale républicaine.

Dans le monde politique traditionnel, (et également au sein du Parti Socialiste) la  » pensée unique  » ne définit que du flou. Elle ne tend pas à stigmatiser telle ou telle mesure en particulier, mais plutôt une incapacité à réaliser un programme de gouvernement alternatif, une incapacité à engager des réformes courageuses. Discours convenu qui empiète sur les plates-bandes du  » politiquement correct  » mais qui autorise la critique des dirigeants au sein même des partis, qu’ils soient de droite ou de gauche. Avec une telle variété de définitions superposables ou antagonistes, il n’est pas étonnant de voir, par exemple, la presse de gauche récupérer le mot quand cette même presse est pour d’autres l’incarnation suprême de la  » pensée unique « .

En essayant malgré tout de dénouer les fils confus de cette terminologie, de passer outre la multitude d’émetteurs qui s’est attribuée la  » pensée unique « , ce qui émerge en réalité, c’est un refus du consensus, et une difficulté à accepter les réalités imposées par une majorité de français. Dans le terme même de  » pensée unique  » se trouve un discrédit méprisant à l’égard de tout projet commun et la volonté inconsciente de pulvériser ce qui peut rester de lien social. En brandissant comme un étendard perdu la Nation, c’est elle, en vérité, qu’on empêche d’exister. Car derrière chaque cible de la  » pensée unique « , il y a un consensus national que l’on tente de pervertir ou de dévoyer. Le mot même de  » consensus  » est du même coup tombé en disgrâce puisqu’il est toujours affecté de l’adjectif  » mou « . Doit-on rappeler que le traité de Maastricht a été ratifié par référendum ? Est-il par ailleurs aberrant de concevoir une liberté de parole qui ne soit parasitée par ces discours haineux qui ont provoqué le chaos en Europe ? Pour le reste, les différentes tendances politiques ou culturelles de la France ne semblent pas être moins représentées dans la presse ou ailleurs, en proportion égale à leur pouvoir politique, que dans n’importe quel autre pays. Et il ne semble pas non plus si évident, après un bref examen, que la gauche, ce soit la même chose que la droite, même si certains partis politiques ont connu des périodes de turbulences et qu’ils n’ont pas su réagir efficacement devant l’ampleur de la crise, quand ils étaient au pouvoir. Il n’y pas pour autant motif à rejeter confusément le suffrage universel.

Le fait d’être confronté à un consensus ressenti comme inacceptable force naturellement certains à le contourner, notamment par l’utilisation floue et péjorative de cette terrible  » pensée unique « , bouc-émissaire virtuel qui nous condamne à l’échec et derrière lequel il est si confortable de se réfugier en se préservant de regarder de l’avant. Si la  » pensée unique « , c’est en définitive la recherche du consensus par des moyens politiques légitimes et légaux, au lieu de passer son temps à la pourfendre, appelons-là au contraire de nos voeux. C’est peut-être à ce prix que l’on amorcera sereinement le prochain millénaire, à l’image d’une équipe de France bigarrée, rayonnante et championne du monde de football. A moins que la consécration de Zinédine Zidane, héros national d’origine Kabile; cette explosion de joie qui a noyé le temps d’une finale les différences et les rancoeurs, ne soient autre chose qu’une nouvelle émanation de la  » pensée unique « .

Trisatn Mendès France
Michael Prazan
Marianne 10-16 aout 98

"Notre gestapo de l'Algérie française "

« Notre gestapo de l’Algérie française « 
Date de Création: 20 Oct, 1997, 12:50 PM

À l’heure où l’on juge Maurice Papon pour ses crimes contre l’humanité durant la seconde guerre mondiale, à l’heure où l’on espère voir se lever le drap de l’oubli sur ce que furent les responsabilités de notre nation (et pas seulement de l’État français) durant les heures sombres, à l’heure où l’Église de France fait son timide mea culpa pour ses positions entre 39 et 45, il est nécessaire en ce 36 ème anniversaire du massacre des algériens du 17 octobre 61 de questionner notre pays sur un autre de ses trous noirs historiques qu’était la Guerre d’Algérie. On se rappelle peut-être de la célèbre affaire Audin, ce professeur de mathématiques à l’université d’Alger qui, accusé d’affinité avec le FLN, fut arrêté et torturé par les autorités françaises. Cette affaire mit en lumière la responsabilité directe de trois ministres du gouvernement Guy Mollet en 56-57. Dénoncées par le FLN et par des intellectuels français comme un système répressif dignes des méthodes nazis, ces pratiques furent niées par le gouvernement Mollet. Elles furent pourtant reconnues dès cette époque, par des acteurs et des témoins de la barbarie, et finalement justifiées par le général Massu en personne en 1971 comme « un moindre mal ».
Y a-t-il eu une gestapo française durant la guerre d’Algérie ? Le 13 janvier 1955 dans un article titré « Votre gestapo d’Algérie », Claude Bourdet, appuyé en cela par François Mauriac, s’en prend violemment aux tortures pratiquées ça et là par les autorités françaises instituées. Depuis le début des agitations fellaghas, de nombreux témoignages concordant rapportent certaines pratiques telles que le supplice de la baignoire, le gonflage à l’eau par l’anus, le courant électrique sur les muqueuses, les aisselles ou la colonne vertébrale…
Ce triste anniversaire d’octobre 61, où sous la responsabilité de Maurice Papon des centaines d’algériens furent noyés dans la Seine, sera peut-être l’occasion de se rappeler que l’histoire de France n’est pas un monument que l’on doit vénérer, mais un parcours qu’il faut questionner – n’en déplaise à Philippe Séguin -. La France de Vichy n’est pas si loin de la France de la guerre d’Algérie : Maurice Papon symbolise bien cette continuité puisque du statut de secrétaire général de la préfecture de Gironde de 42 à 44, à celui de préfet de police de Paris pendant la guerre d’Algérie, il n’y a qu’un pas franchi allègrement jusqu’au poste de ministre sous Giscard d’Estaing – un long fleuve tranquille, somme toute -. Espérons que la question écrite posée à monsieur Jospin par la député Véronique Carrion-Bastok, il y a quelques jours à peine, sur la reconnaissance de la responsabilité de l’État français durant la crise d’octobre, sera le moment privilégié d’une prise de conscience plus large qui lèvera un jour peut-être le flou véritablement politique qui règne encore sur l’ampleur des exactions des autorités françaises durant toute la guerre d’Algérie.

Tristan Mendès France
et Michael Prazan
Marianne 20/26 octobre 97

Le procès Papon, sous deux regards contrastés, celui d'Israël et du Japon

On ne peut pas dire que le procès Papon ait un grand retentissement en Israël.  » quelques minutes à peine sur la première chaîne, dans l’émission hebdomadaire de Roïm Olam consacrée aux questions internationales.  » nous confiait Ygal Palmor, conseiller à l’ambassade d’Israël en France, mais quasiment aucune couverture presse, sinon quelques lignes dans le quotidien Haaretz. Les israéliens, empêtrés dans un processus de paix moribond, traversent sans doute une crise sans précédant, mais on pouvait tout de même s’attendre à une couverture plus large de l’événement, même si la collaboration du régime de Vichy avec l’occupant nazi est établie depuis longtemps dans les esprits de la population israélienne, et qu’un procès qui fait resurgir les vieux démons de notre histoire contemporaine, on peut le penser, ne semble plus guère les concerner. Mais vu d’ici, c’est un peu comme si le judaïsme israélien se refusait à voir au delà de la guerre des six jours les tenants de son identité.Paradoxalement, le procès Papon fait la une des journaux au Japon (notamment dans le principal quotidien; Asahi shinbun – 8 millions d’exemplaires), et le 13 octobre dernier, la NHK, la chaine de télévision publique, consacrait au procès près de 4 minutes de son 20 heures, soit un quart de son temps d’antenne. Cela s’explique pour au moins deux raisons: la première, anecdotique, tient au fait que le Japon garde toujours un oeil sur la France, plus que sur n’importe quel autre pays occidental (excepté les Etats Unis), et cela depuis fort longtemps déjà. Les japonais découvrent en effet que la France, non contente d’être le pays de la haute couture, d’Alain Delon, du vin ou du fromage, se révèle aussi être celui de Vichy et de Papon. La seconde raison, moins superficielle, enfouie dans la mémoire collective de l’archipel, est que le procès de l’ancien préfet de Gironde s’ouvre au moment ou comparaît devant les tribunaux le premier officier japonais témoignant des atrocités commises par l’Unité 731 en Mandchourie, au cours de la seconde guerre mondiale; au moment ou un vrai débat s’engage au Japon sur la responsabilité de l’armée impériale dans les crimes (jusqu’alors demeurés tabous) perpétrés au nom d’une idéologie nationaliste en Chine, en Corée ou aux Philippines. – Rappelons à ce propos que Vichy collabora activement avec le Japon en Indochine, à partir de 1941.

Le 7 octobre dernier, un front d’intellectuels composé, entre autres, du juriste Koken Tsushiya, du romancier Ayako Miura, de Yoko Tajima, professeur à l’université Hosei de Tokyo, s’est constitué pour réclamer toute la lumière sur les exactions commises par le Japon durant cette période et réclame des dommages et intérêts pour les victimes et leurs familles. Il s’oppose en cela à d’autres groupes d’intellectuels, ouvertement révisionnistes, qui demandent de leur côté une révision des manuels scolaires et se refusent à engager la responsabilités du Japon dans des crimes restés vagues, lointains, et dont le retentissement ne peut être aujourd’hui que politique et anti-japonais.

Tristan Mendès France Michaël Prazan
dans L’Arche 1997