"Nous sommes tous des juifs noirs" Tribune dans Libé

Nous sommes tous des juifs noirs
Par Emmanuel MAISTRE et Tristan MENDES-FRANCE et Michel TAUBE

Il existe un moyen très simple de clouer le bec à tous les Dieudonné qui essaient de mettre en concurrence les porteurs de mémoires des génocides et autres crimes contre l’humanité. Il suffit de relire l’article 1 du code noir par lequel, en 1685, Louis XIV instaura l’esclavage dans le royaume de France : «Voulons que l’édit du feu Roi de Glorieuse Mémoire […] soit exécuté dans nos îles ; ce faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nosdites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois[…], à peine de confiscation de corps et de biens.»

L’acte même de fondation de l’esclavage intégra donc les juifs dans la communauté des exclus. Ce texte nous apprend ce que savent la majorité des juifs : les victimes des horreurs criminelles de l’Occident furent, sont et seront toujours solidaires par respect mutuel entre elles.

Devons-nous rappeler qu’en 2004, l’une des institutions les plus engagées dans la commémoration du génocide du Rwanda fut le Centre de documentation juive contemporaine ?

Le comportement de l’enragé Dieudonné pose aussi problème par les références qu’il convoque à tout va dans son délire croissant : il nous parle de Luther King alors que celui-ci disait en 1968 « Lorsque les gens critiquent le sionisme, ils veulent dire les juifs. Il s’agit d’antisémitisme ». Il prétend préparer un film sur le code noir ? Compte-t-il censurer l’article 1 dans son travail de réécriture de l’histoire ?

En cette année de commémoration des 60 ans de la libération des camps de la Shoah et de la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous appelons à un redoublement des efforts de partage des mémoires et d’entraide entre les victimes des crimes contre l’humanité dont se rendit complice notre civilisation, et au rejet vigilant des communautaristes.

Nous le disons fièrement : nous sommes tous des juifs noirs ! L’article 1 du code noir nous le rappelle celles et ceux qui, comme Dieudonné, ne se sentent pas cette double attache n’ont rien compris à l’histoire…

Emmanuel Maistre, Tristan Mendès France et Michel Taube, essayistes et dirigeants d’associations. Point de vue publié par le quotidien « Libération », Paris, 23 février 2005.

Le génocide oublié des Héréros de Namibie.

Le génocide oublié des Héréros de Namibie.
Date de Création: 31 Jan, 2005, 04:01 PM
CONTEXTE : Ce papier non publié, rebondit sur la sortie remarquée de l’ouvrage sur les « noirs dans les camps nazis » du journaliste Serge Bilé. L’épisode cité en ouverture est celui du génocide des héréros de 1904. Mr Bilé m’avait interrogé sur cette question parce que suis à la fois proche du chef des Héréros depuis 1998, que je milite avec eux depuis cette date et que j’ai pu organiser une rencontre importante en octobre 2000 à Genève au HCR en vu de la reconnaissance du génocide héréro (en présence du chef héréro que j’avais pu faire venir avec une ONG Survival International- Allemagne). J’apporte ici des éléments complémentaires et tente de replacer cette triste histoire par rapport à la Shoah en évitant la polémique qui semble déjà poindre (On parle trop des juifs, pas assez des noirs etc…).
L’ouvrage de Serge Bilé « Noirs dans les camps  » (1), qui vient de paraître, s’ouvre sur un épisode méconnu de l’histoire des génocides. Dans son livre (qui je l’espère ne sera pas détourné par ceux qui veulent réduire la spécificité de la Shoah) l’auteur rappelle qu’en 1904, l’empire allemand installé dans la région namibienne a procédé à l’extermination systématique d’une population autochtone : les Héréros. Leur tord ? Etre noirs bien sur, vivre sur un terrain commercialement exploitable par les colons allemands, et résister à l’occupant. 80% de la population (80 000 personnes) disparaît dans des camps de concentration ou meurt assoiffée dans le désert de Kalahari. Ca n’est que tout récemment (en 1999) que l’historien allemand Jan-Bart Gewald (2) a exhumé l’acte écrit par lequel le génocide a pris naissance : « Le général des troupes allemandes [en Namibie] envoie cette lettre au peuple Héréro. Les Héréros ne sont dorénavant plus sujets allemands… Tout Héréro aperçu à l’intérieur des frontières allemandes [namibiennes] avec ou sans arme, sera exécuté. Femmes et enfants seront reconduits hors d’ici – ou seront fusillés… Aucun prisonnier mâle ne sera pris. Ils seront fusillés ». Signé : le grand général du tout puissant Kaiser [Guillaume II], lieutenant général Lothar Von Trotha, le 2 octobre 1904.Aujourd’hui les descendants des survivants demandent justice à une Allemagne qui n’entend toujours pas la qualification génocidaire, tout en s’excusant pour les exactions qu’elle a pu commettre. Ayant rencontré le représentant des Héréros, le chief Riruako en octobre 2000, je peux dire combien cette reconnaissance est encore importante à leurs yeux aujourd’hui. À travers elle, c’est toute leur identité qui se joue.

Si la Shoah reste unique et incomparable, certains de ses idéologues ont pu « se faire la main » quarante ans plutôt sur le continent africain. C’est aussi ce que nous apprend l’histoire des Héréros. Pour s’en convaincre il suffit de suivre le parcours d’un homme : Le Dr Eugène Fisher, anthropologue à l’université de Fribourg en Allemagne qui étudia de près les Héréros depuis leur découverte par les colons germaniques en 1870. Fischer fut particulièrement intéressé par les « méfaits » de la mixité raciale induite par les rapports héréros/allemands – résultant le plus souvent de violences sexuelles pratiquées par les occupants. Travaux qu’il poursuivra sur place dans des camps de concentration héréros jusqu’à leur extermination de 1904. Le scientifique racialiste publie conséquemment en 1921 The principles of Human Hereditary and Race Hygien (3) dans lequel il élabore ce que l’idéologie nazie n’allait pas tarder à mettre en pratique sur une tout autre échelle contre les juifs.

Hitler au pouvoir, le docteur Fischer, proche d’Heidegger, est rapidement promu recteur de l’université médicale de Berlin et dès 1934 donne ses premiers cours racialistes aux docteurs SS. Parmi ses étudiants, le criminel contre l’humanité et tristement célèbre docteur Mengele. Eugen Fisher, directeur du prestigieux Kaiser Wilhelm Institute for anthropology de 1927 à 1942, restera jusqu’à sa mort à Fribourg en août 1967, membre d’honneur de la prestigieuse association anthropologique allemande sans que quiconque à ce jour ne s’en émeuve.

Un siècle après la tragédie, le génocide Héréro n’est pas encore entré dans l’Histoire du XXème siècle. Une mémoire qui risque de disparaître avec le temps et dont il reste tant à apprendre pour mieux comprendre.

Tristan Mendès France, journaliste, écrivain.

(1) Ed. Le Serpent à Plume, 2005
(2) Jan-Bart Gewald professeur à l’Institut des études africaines à l’université de Cologne, auteur de Hereros Heroes, 1999, James Currey and Ohio University Press
(3) Eugène Fischer (trad. anglaise) , Macmillan 1931, NY